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Ethique protestante et engagement social

Article proposé le mercredi 23 décembre 2009, par Gérard Delteil


Merci de m’avoir associé à la démarche de votre Forum. Chacun(e) vient ici, riche de toute l’expérience qu’il retire de ses engagements. Les associations que nous représentons sont riches elles-aussi de toute une histoire, de toute une mémoire.

Ce que nous avons à échanger, à partager, c’est d’abord un certain regard sur notre société, ce regard d’en-bas dont parlait le théologien Bonhoeffer, c’est-à-dire à partir de ce que vivent au quotidien nos contemporains, à partir des précarités, des difficultés, des privations ou exclusions qu’ils connaissent.

C’est aussi une certaine perception de ce qui nous fait vivre et agir, les valeurs dans lesquelles nous nous reconnaissons, et qui nous sont peut-être pour une large part communes. Car la plupart de nos associations se veulent, d’une manière ou d’une autre, en lien avec une origine, une histoire, ou une référence protestante. Comment ce lien se traduit-il dans nos engagements ? Comment cette référence s’exprime-t-elle ? comment nous concerne-t-elle ? est-elle encore pertinente ? C’est cela aussi que nous pouvons partager dans ce forum.

Ce partage est d’autant plus important que nous nous interrogeons de l’intérieur d’une crise. Crise globale, non seulement parce qu’elle s’est propagée à une vitesse-éclair à l’ensemble de la planète, mais parce qu’elle nous atteint à différents niveaux : crise monétaire, crise économique, crise sociale, crise écologique. Elle atteint nos associations, ne serait-ce que par l’accroissement des demandes, des appels, des situations d’urgence auxquelles elles ont à faire face, et simultanément par la réduction des aides publiques : en sorte qu’il nous faut répondre à des besoins sans cesse accrus avec des moyens de plus en plus insuffisants.

Cette crise nous atteint nous-mêmes. Elle atteint les individus, qui subissent diverses formes de violence : le stress au travail, l’injonction à la performance, l’extension du chômage, un mal-être qui s’amplifie. Il suffit de penser à ce signal d’alarme que constituent tous ces suicides au travail, les 25 suicides à France-Telecom en deux ans, s’ajoutant à bien des drames survenus à Renault ou au Pôle-emploi, sans parler des suicides – moins médiatisés – de détenus en prison.

Une crise globale nous incite à nous interroger sur les fondamentaux de notre vie commune : les priorités qui nous régissent, les causes qui ont provoqué de telles situations, les ruptures nécessaires pour ne pas recommencer comme avant, les valeurs que nous voulons mettre au premier plan. Nous sommes tous partie prenante de ce débat.

C’est en ce sens que j’entends le thème de cette soirée, comme une interrogation sur nous-mêmes : Ethique protestante et engagement social.
Je voudrais l’envisager sous deux versants complémentaires :

  • comment l’éthique protestante suscite-t-elle une certaine forme d’engagement dans la société ? autour de quelles convictions ? en vue de quels choix ?
  • comment nos engagements vécus, nos pratiques sociales retentissent-ils en retour sur notre perception de l’éthique ? comment la questionnent-ils ou la déplacent-ils ?

Bref, pour schématiser, un aller-retour : de l’éthique à l’engagement – de l’engagement à l’éthique, tant ces deux mouvements sont entremêlés.

Mais je dois ajouter une remarque préalable. Je ne suis pas sûr qu’il y ait à proprement parler une éthique protestante. Si tel était le cas, d’abord il y en aurait plusieurs, étant donné la diversité protestante, tout comme on peut discerner d’ailleurs plusieurs éthiques dans le Nouveau Testament.

Mais je crois qu’il y a une approche protestante de l’éthique : une manière protestante de se situer, de poser les problèmes. Entendons par éthique le domaine du questionnement, de l’évaluation, de l’orientation ayant pour visée la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes, pour reprendre la formulation de Ricoeur, là où la morale, dépendante de l’éthique, s’attache à définir des normes, des règles et des lois. C’est cette approche protestante de l’éthique que j’essaierai de caractériser.

I.Orientations d’une éthique protestante

J’esquisserai à grands traits trois lignes de force :

  • une certaine attitude devant la vie
  • un certain regard sur l’autre
  • une certaine vision du monde.
  • Une certaine attitude devant la vie.

Pour le dire de la manière la plus simple : la conscience d’avoir reçu quelque chose qui vous pousse à agir. Quelque chose qui ne vous appartient pas, et qui vous mobilise.
C’est pourquoi la motivation essentielle est la reconnaissance. La vie reçue comme un don : c’est cela qui est premier, et qui va structurer toute une attitude devant l’existence. Nous ne sommes pas à l’origine de nous-même. La vie n’est pas notre conquête, notre réalisation, notre œuvre. Elle est d’abord à la source le don qui nous est fait.

La Réforme protestante, au seizième siècle, a changé le regard sur le vie, parce qu’elle a changé le regard sur Dieu. Elle a libéré ce regard de toutes les médiations qui s’interposaient entre Dieu et nous : médiation d’une Eglise, d’un clergé, de toute une ritualité. Dieu rencontré en Christ dans l’Evangile, dans une rencontre directe, personnelle : voilà la Réforme.

Ce nouveau regard sur Dieu nous a fait découvrir le Dieu de la grâce : Celui qui accueille chacun(e) d’un amour inconditionnel, et nous reconnaît chacun(e) comme unique.
A la grâce répond la gratitude : le plaisir d’être, de vivre ; la confiance dans la vie, parce que confiance dans cet amour qui toujours à nouveau nous appelle à la vie ; la joie, en dépit même des difficultés ou des épreuves (cf. les Béatitudes) comme une dynamique d’engagement.

Telle est la source de la liberté protestante. Aimer l’autre, c’est l’appeler à la liberté. Le Dieu de Jésus ne veut pas nous garder sous tutelle, nous tenir sous surveillance. C’est un Dieu qui s’efface, qui se met en retrait pour que nous puissions grandir. Notre liberté s’enracine là : devant Dieu, vivre en hommes et femmes libres. Bonhoeffer va même plus loin : devant Dieu, vivre comme sans Dieu, comme si Dieu n’existait pas. L’éthique protestante est une éthique de la liberté (Jacques Ellul), qui appelle à l’autonomie. A chacun(e) de répondre librement devant Dieu de ses décisions et de ses actes.

C’est dire que notre identité véritable nous est donnée. Par grâce. Elle n’est pas notre œuvre, notre conquête. Cela va à l’encontre de tout le discours dominant qui nous répète à satiété que l’homme se mesure à ce qu’il est capable de réussir, de produire, de gagner. Travailler plus, pour gagner plus, finalement pour être plus. Ce toujours plus qui nous enferme dans cette course incessante et épuisante. Et finalement illusoire.

Ici ce n’est plus : je vaux ce que je réalise, ce que je gagne, ou ce que je possède. Mais je suis aimé(e) pour ce que je suis. Cette identité qui m’est donnée est source d’une vraie liberté dans l’action. Elle décrispe de l’angoisse de ne pas être à la hauteur. Elle délivre de la culpabilité de ne jamais en faire assez. Elle préserve de l’obsession du résultat. Nous n’avons rien à prouver, rien à défendre, ni une institution, ni nous-mêmes. C’est la reconnaissance pour ce que nous avons reçu qui est le moteur de l’action. La diaconie protestante (diaconie = service) est une diaconie de la reconnaissance (Isabelle Grellier). La conscience d’être reconnu nous incite à la reconnaissance de l’autre.

  • Un certain regard sur l’autre.

Nous ne sommes jamais sans les autres. Notre regard sur l’autre est généralement ambivalent : il est mon semblable, mais il est autre, différent. Et cette différence est souvent ressentie comme une menace, qui alimente la peur, quand ce n’est pas le rejet.
L’Evangile suscite un nouveau regard sur l’autre. L’autre, quel(le) qu’il(elle) soit, participe de la même promesse que nous-même, il(elle) est lui(elle)-aussi sous le signe de la grâce qui accueille chacun(e) inconditionnellement. Cette promesse, cette grâce nous lient ensemble. C’est pourquoi si l’humain est en péril chez l’autre, de par sa souffrance, son dénuement ou l’humiliation qu’il subit, c’est aussi une part de ma propre humanité qui est atteinte. Je ne peux pas m’en désintéresser.

Il y a là quelque chose qui est de l’ordre d’une convocation. Ce qui blesse autrui me convoque.

Que l’on pense à l’une des paraboles les plus connues de l’évangile, celle du (bon) samaritain. (Luc 10, 29-37) Un homme blessé gît à terre, en travers du chemin, entre la vie et la mort. Passent l’un après l’autre deux religieux qui se dérobent. Ils ont les mains pures, mais ils n’ont pas de mains. Arrive l’étranger, le plus déconsidéré : il prend soin de l’autre. Il est traversé par la souffrance de l’autre. Il invente les gestes qui font vivre : le soin, la compassion, la solidarité.

Pour l’éthique protestante, la liberté est inséparable de la responsabilité. Cette vision conjugue autonomie personnelle et engagement social. Dans un petit écrit sur la liberté du chrétien, Luther a fortement souligné ce lien. Il articule deux thèses :

  • affranchi par la grâce de Dieu, le chrétien est le plus libre de tous, à l’égard de tous
  • il est le plus engagé de tous, comme serviteur de tous.

Ces deux figures de la liberté et du service sont inséparables, comme les deux faces de la même monnaie. La liberté reçue de l’Evangile est une liberté pour …autrui.

Ajoutons quelque chose d’essentiel. La conscience que notre identité nous est donnée par grâce, qu’elle n’est pas notre œuvre, signifie ceci : l’être humain ne se réduit jamais à ce qu’il a fait, ou au destin qu’il subit. Le malade ne se réduit pas à sa maladie, l’handicapé à son handicap, le délinquant à son délit. Il est toujours autre, toujours davantage. Or, très souvent, nous l’enfermons dans cette image, nous l’identifions à cette situation, en disant : c’est un handicapé, ou c’est un délinquant. Non ! C’est une personne qui a un handicap, c’est quelqu’un qui a commis un délit. Son identité véritable lui est donnée comme une dignité inaliénable. C’est cette dignité que nous reconnaissons en lui, comme en tout autre.
Tous les visages de TO7 exposés sur les murs de cette salle témoignent à leur manière que chaque être humain est unique. Ils me font penser à ce qu’écrit le philosophe juif Lévinas, nourri lui aussi de la parole biblique : « Je suis concerné par le visage d’autrui, par sa mortalité que sa nudité expose et exprime. Autrui toujours « me regarde » et m’importe : il est mon affaire ».

  • Une certaine vision du monde.

La Réforme, parce qu’elle porte un nouveau regard sur Dieu, porte aussi un nouveau regard sur le monde. Elle vide les couvents, et elle bâtit des écoles. Contre la culture dominante de l’époque, qui survalorisait la vie contemplative, celle des moines et des couvents, elle affirme la positivité du monde, de la vie quotidienne, profane, comme le lieu du service de Dieu. D’où une réévaluation de toutes les réalités séculières : la famille, l’école, l’éducation, le métier, le politique. « Dieu commande à chacun de nous de regarder sa vocation en chacun des actes de sa vie », écrit Calvin. Ce qui constitue une double promotion : promotion de la personne humaine, puisque chaque être se trouve investi d’une vocation, et promotion de la vie laïque comme le lieu de cette vocation. Le premier engagement social est ainsi celui de chacun(e) dans sa vie quotidienne.

La référence à l’Evangile (cf. vos associations), si elle a un sens, c’est de tracer un horizon. Cet horizon, c’est celui d’une espérance sur la vie, sur l’histoire, sur l’avenir, ce qu’exprime dans les évangiles le symbole du royaume de Dieu.

L’éthique protestante oriente vers la recherche d’une société autre. Elle ne saurait se réduire à une action caritative, se limitant à la relation interpersonnelle, si importante que soit celle-ci, elle vise aussi une action transformatrice, soucieuse de prévention, de réinsertion, de changement des mentalités, et plus profondément encore d’une autre manière de vivre ensemble. C’est pourquoi elle comporte un double versant :

  • un versant critique  : c’est toute la dimension de la protestation. La dénonciation des structures oppressives, de la violence faite aux corps ou aux esprits. Le refus de toutes les fatalités. Le refus aussi de cette passivité résignée, que renforce le sentiment de notre impuissance. Le courage de se dresser contre l’inacceptable.
  • un versant utopique  : non pas au sens où l’utopie consisterait à chevaucher des nuages, mais au sens où elle désigne la capacité d’imaginer un autre possible. Une créativité qui suscite des initiatives concrètes. Ainsi l’engagement de John Bost auprès de quelques enfants handicapés mentaux : « ceux que tous repoussent, je les accueillerai au nom de mon Maître », ce qui fut à l’origine de cette institution si développée et si novatrice aujourd’hui dans le domaine de la maladie mentale, qu’est la Fondation John Bost.

La référence est là pour ouvrir un horizon, et le maintenir toujours ouvert, car le propre de l’horizon est à la fois de dessiner une orientation et de rester toujours inaccessible, toujours au-delà. Comme le formule Paul Keller : « L’action se donne des objectifs qui s’inscrivent dans un projet, qui prend sens sous un horizon  ».

Cette vision du monde n’est pas seulement celle du monde présent, de notre actualité, elle est celle d’un monde dont nous avons hérité, qui nous précède, et qu’à notre tour nous transmettrons à nos descendants. Un monde donc qui dépasse infiniment notre génération. S’ouvre ici tout le domaine de notre responsabilité écologique, le souci du réchauffement climatique, des équilibres de la biosphère, et plus généralement la préoccupation de l’avenir de notre planète.
Notre responsabilité est aussi celle de cette transmission.

II.Comment nos engagements questionnent-ils en retour nos préoccupations éthiques ?

  • Une crise de l’engagement ?

Je commencerai par une réflexion préalable : sommes-nous aujourd’hui devant une crise de l’engagement ?
Certains signes le laissent penser :

  • le recul général du militantisme (les militants sont fatigués, ils ont perdu la foi),
  • le repli sur soi favorisé par notre culture individualiste, ce tout à l’ego, dont parle Régis Debray,
  • un sentiment d’impuissance largement répandu, etc.. 

Mais peut-être l’engagement prend-il aujourd’hui des formes nouvelles. Il s’oriente davantage vers le souci écologique, ou la préoccupation humanitaire. Il se traduit par des formes concrètes, pragmatiques. Ponctuelles aussi, éphémères, ce qui traduit un nouveau rapport au temps. Ce n’est plus la figure plus ou moins sacrificielle du militant, qui se dévoue corps et âme à une cause, et se met entièrement au service d’une institution. C’est plutôt l’image d’un individu autonome, qui donne de son temps pour des objectifs modestes, limités, dont il retirera aussi un bénéfice identitaire en termes de relations à d’autres, et d’estime de soi. Ainsi des parents et des enseignants qui se mobilisent pour empêcher l’expulsion d’une famille de sans papiers, dont les enfants sont scolarisés avec les leurs.

De plus l’accent mis sur le professionnalisme tend à dévaluer le bénévolat. Or le rôle des bénévoles dans le mouvement associatif me paraît très important. Le bénévolat participe d’une logique de la gratuité. Dans notre société régie par la loi de l’argent, du profit, du marché, cette logique de la gratuité témoigne d’une autre dimension de l’humain : le don, la solidarité, la reconnaissance mutuelle.

La conjonction de salariés et de bénévoles dans une même association n’est pas toujours facile à vivre, en raison de la différence de statuts, mais elle peut être une richesse pour l’institution par tout ce que les bénévoles peuvent apporter de par leur implication personnelle différente, de par leurs motivations, et leur adhésion au projet de l’association.

  • La gestion et le projet

L’association, c’est un contrat en vue d’un projet.

  • Un contrat qui lie entre eux les membres de l’association.
  • Un projet qui en définit le but, la raison d’être.

Le projet se situe sous un certain horizon qui le dépasse et lui donne sens. Il l’inscrit dans une perspective d’ensemble : une certaine compréhension de l’humain. Car tout travail social présuppose implicitement une certaine vision de l’humain. Celle-ci peut correspondre à une volonté de normalisation, ou à un souci d’émancipation et d’autonomie, ou se référer aux droits humains (cf. Amnesty International), ou viser l’égalité entre femmes et hommes (les CIDFF par ex.). Cette vision de l’humain n’est pas toujours explicitée , mais elle influence plus ou moins les représentations et les pratiques.

Je poserai ici deux questions :

  • comment le projet peut-il être porté par l’ensemble des acteurs ? Souvent c’est le Conseil d’Administration qui le porte, c’est lui qui en est le garant. Les autres (salariés, bénévoles) sont les exécutants. Comment permettre à l’ensemble des acteurs d’être véritablement partie prenante du projet, chacun(e) selon sa tâche, à son niveau de responsabilité ? Comment partager le plus possible les réflexions et les interrogations touchant la mise en œuvre et la réinvention permanente du projet ?
  • comment garder vivante la tension entre la gestion et le projet, sous l’horizon de la référence ? Car il y a toujours tension entre la gestion et le projet. La gestion doit faire face au quotidien aux difficultés financières, aux lourdeurs administratives, parfois à la concurrence entre associations. Elle est affrontée aux conflits. Elle opère dans le compromis. Bref, les contraintes de la gestion font souvent perdre de vue l’inspiration du projet. Comment la dynamique du projet va-t-elle être préservée ?

Le projet lui-même est appelé à se redéfinir en fonction de nouveaux défis : que l’on pense à la manière dont le projet de la Cimade s’est reformulé et réorienté au travers de ses soixante-dix ans d’existence, en fonction de défis toujours nouveaux.
Comment la référence vient-elle à son tour nourrir, questionner, renouveler le projet ? La référence désigne un horizon, un ensemble de valeurs, qui se situent au-delà de l’action, mais qui orientent l’action et que l’action cherche à incarner.

A cet égard, la référence protestante soutient une vision originale. D’une part elle désigne une particularité : un certain rapport à l’Evangile, une certaine orientation spirituelle, qui relèvent du choix et de la liberté de chacun(e), et que l’association ne saurait ni imposer ni exiger. L’engagement social exclut tout prosélytisme.

Mais d’autre part ce rapport à l’Evangile ou cette inspiration protestante se traduisent aussi sous la forme d’un certain nombre de valeurs communes, partageables, laïques, si je puis dire : la primauté de la personne, la valeur unique de chaque être humain, et d’abord les plus méprisés ou les plus gravement handicapés, le souci de l’autonomie, la revendication de la justice, le refus de la pensée unique, etc…L’ensemble de ces valeurs constitue une culture de référence, qui ne va jamais de soi, tellement elle entre en conflit avec les logiques dominantes, celles de la compétition économique, de l’exclusion sociale, de la marchandisation de l’humain.

Comment cette culture peut-elle être évoquée, partagée entre tous les acteurs ? au travers de quelles initiatives ? une journée régulière de projet associatif par ex ? Comment la réflexion collective peut-elle soutenir et accompagner l’action ?

  • Déplacements de la perception éthique

La pratique de l’engagement retentit sur notre perception de l’éthique. Elle la met à l’épreuve, mais aussi elle la déplace, la modifie. Elle nous rend sensibles à des dimensions de l’humain que nous n’avions pas perçues avec autant d’intensité jusque là.

Prenons un exemple : la vulnérabilité. Notre culture dominante est une culture de la réussite, de l’efficacité, de la performance, donc aussi de la sélection des forts, et de l’élimination des autres. La fragilité, la dépendance, la vulnérabilité sont regardées comme des aspects négatifs (pensons au rejet, dont sont victimes de fait, aujourd’hui encore, les personnes en situation de handicap). Ce que nous apprenons au travers de la rencontre des autres (personnes âgées, handicapées), c’est que la fragilité, la vulnérabilité sont constitutives de l’humain. L’humain n’est pas dans la toute-puissance, comme tout un discours nourri des prouesses techniciennes ou sportives voudrait nous le faire croire. L’humain porte en lui la marque de la fragilité, du déséquilibre, de la finitude, de la mort. Toute la psychanalyse en témoigne. L’autre vulnérable me renvoie l’image de ma propre condition. La figure de Jésus n’est pas celle d’une toute-puissance. Elle porte la marque de la force, mais aussi de la faiblesse, d’une force de vie qui n’échappe pas à la fragilité et à la mort : image d’un Dieu vulnérable.

L’expérience de l’engagement peut mener ainsi à la redécouverte de dimensions parfois trop oubliées de l’éthique.
J’ajouterai encore ceci : le travail social, comme le travail médical, et plus généralement tout ce qui relève du travail du soin, induit toujours une certaine asymétrie, un rapport inégalitaire : il y a le soignant et le soigné, l’aidant et l’aidé. La compétence de l’un, et la dépendance de l’autre. On n’échappe pas à cette relation inégalitaire. L’enjeu est que puisse s’établir, au travers même de cette asymétrie, une certaine forme de réciprocité : que l’aidant se sache aussi vulnérable, que l’aidé soit reconnu non comme un objet passif de soin, mais comme un sujet actif, porteur d’une parole. L’enjeu, c’est ainsi, selon l’expression de Julia Kristeva, de partager la vulnérabilité. Partager, ajoute-t-elle : prendre part à la particularité par-delà la séparation que nous imposent nos destins ; participer, sans gommer que chacun est « à part », et en reconnaissant « sa part » impartageable, la part de l’irrémédiable.

J’ai voulu mettre l’accent sur cet aller-retour continu entre les convictions et les pratiques. Les convictions sous-tendent et soutiennent les pratiques. Les pratiques interrogent et déplacent les convictions. Il importe de garder vivante cette confrontation.

Je finirai par quelques mots sur l’action. Nous travaillons toujours dans le dérisoire : nos moyens sont limités, nos réalisations sont infimes. C’est à échelle miniature que nous agissons. Nous sommes dans le dérisoire. Mais tout le récit évangélique nous redit l’importance du dérisoire. C’est dans la fragilité d’une parole que se donne l’Evangile. Les gestes qui en témoignent paraissent insignifiants : le verre d’eau, la visite au malade ou au détenu, la prise en charge du blessé. Et quoi de plus dérisoire que la mort de Jésus, ou la parole du matin de Pâques ? L’humain se construit dans le dérisoire.

Paul Ricoeur nous invitait jadis à user de la stratégie des brèches : percevoir les fissures par où introduire un peu de justice, de liberté, d’humanité. Car dans notre société difficile à déchiffrer, il y a toujours des brèches, parfois minimes. Rien n’est jamais totalement emmuré, ou bloqué. L’action est patiente, poursuivait Ricoeur, elle compte avec l’obstacle, mais elle compte aussi avec la brèche… Elle est espoir et projet à la fois ; car contrairement à la devise, il faut espérer pour entreprendre.

Forum de la Diaconie - Vieux temple de Toulouse - 16/10/2009

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